En quittant la bibliothèque après ma discussion avec Ulrick, je me dirigeai vers ma chambre, Roméo passant devant moi. Je commençais à m'adapter tout doucement, et ma mémoire prenait le relais maintenant que je connaissais globalement la topographie des lieux. Bientôt, je pourrai abandonner le harnais de Roméo pour les patrouilles simples et me repérer au son de ses griffes, comme j'en avais l'habitude. Nous quittâmes les couloirs du rez-de-chaussée pour nous engager dans les escaliers montant au niveau supérieur, et passâmes devant l'étage des détenus, étrangement silencieux. D'un autre côté, il était presque midi et demi, les prisonniers devaient être en train de manger, ou du moins d'attendre pour ça. Nous grimpâmes encore une volée de marches et débouchâmes dans les couloirs du troisième étage. L'atmosphère se détendit nettement, très nettement.

Roméo se mit à trotter devant moi, faisant de petits allers-retours, comme un éclaireur prévenant. Alors que j'allais m'empêtrer dans un obstacle quelconque, il courut vers moi et me poussa doucement d'un léger coup de museau, puis décida de me suivre de près jusqu'à ce que j'aie atteint ma chambre. Nous nous arrêtâmes devant la porte de celle-ci et j'y entrai. Je déposai les livres que j'avais empruntés : Le Petit Prince et la Bible que j'avais trouvée en remplacement ponctuel de la mienne.

Je commençai à lire le premier des deux ouvrages quand une soudaine envie de dire bonjour à mes nouveaux collègues me prit. Je posai le livre alors que je n'en avais lu qu'une page.

-Tu viens, Roméo ? On va saluer nos nouveaux camarades. Tu es prêt ? Tu es tout beau, tout propre ?

Mon chien jappa joyeusement et se frotta contre moi. Je me dis qu'en rentrant dormir ce soir, je lui consacrerai une heure entière pour le câliner et le chouchouter. En guise d'avant-goût, je le caressai sur le dessus de la tête, juste derrière les oreilles. Chez un chien, si on arrive à atteindre le point sensible, caché derrière le cartilage du pavillon de son oreille, on a une chance sur deux qu'il apprécie et se mette à grogner tout doucement. Je sais que mon Roméo fait partie de ceux-là, qui grognent gentiment. Je m'arrêtai une minute après avoir commencé, pour éviter que son odeur pourtant familière ne s'incruste trop sur mes mains. Il y en a auxquels ça ne plaît pas, l'odeur d'un chien affectueux.

Je me levai, allai me laver les mains rapidement dans la petite salle de bain attenante, les séchai et ressortis. Roméo était tout content. Il avait bien compris que nous sortions, même si c'était juste en face. Je m'étais dit que le meilleur endroit pour rencontrer des collègues de travail à cette heure-ci, était soit le réfectoire, soit la salle de détente, au troisième étage. J'ouvris la porte de ma chambre, laissai sortir Roméo et le suivis. J'eus quelques difficultés à refermer la porte à clef, enfin j'ai surtout eu du mal à trouver le trou de la serrure, mais bon...

Roméo me donna un coup de museau et gémit un peu. Oui, c'est bon, j'arrive ! Je réprimai un éclat de rire et lui demandai calmement de me mener à la salle de détente, que je lui avais montrée la veille. Mon chien était très intelligent, et il retenait chaque chose que je lui disais. Quand hier je lui avais donné le nom de la pièce, il l'avait mémorisé. Maintenant que je lui demandais de me montrer le chemin, il lui suffisait de faire la corrélation entre l'odeur de la salle, le nom qu'elle portait, et l'itinéraire à suivre. Il se mit en marche d'un pas tranquille.

Ses griffes cliquetaient doucement sur le sol et je profitai de ce moment de quiétude pour humer profondément les odeurs du troisième étage. Le désespoir était moins présent qu'au rez-de-chaussée, mais il restait tout de même prégnant. A mesure que nous approchions de la salle recherchée, un nouveau parfum se mêla aux autres : celui du café. Hum, café donc. Je formulai une prière discrète pour trouver du thé.

Quand je poussai la porte, je m'aperçus qu'il y avait déjà quelqu'un. Quelqu'un qui s'empressa de poser ce qu'il tenait à la main, si je m'en tenais aux sons. Ici, l'odeur de café était plus forte encore que dans le couloir et j'en déduisis que le quelqu'un s'en était préparé un.

-Il fait beau aujourd'hui, non ?

De toute évidence, il s'adressait à moi. Je me tournai dans sa direction et entrepris de répondre une phrase correcte. Je m'éclaircis la voix et dis :

-Hum...

Bien, bon début, Ellie ! Maintenant trouve quelque chose d'un peu plus potable, sinon Roméo trouvera le moyen de le faire pour toi et tu sais à quel point tu détestes ça.

-Oui, plutôt. L'air est sec, et euh... en fait j'en sais trop rien, désolée... Je ne suis pas sortie aujourd'hui...

C'est mieux, biieeen ! Je rattrapai la barre de Roméo et le laissai me guider vers le plan de travail. Je me penchai à côté de lui et lui demandai de me trouver du thé. Son odorat bien plus développé que le mien me servait précisément dans ce genre de cas, quand les odeurs alentours étaient trop fortes et que je ne savais plus où trouver les choses grâce à leur parfum. Pendant qu'il cherchait, je me tournai à nouveau vers l'homme qui prenait une pause ici avant moi.

Roméo me donna un coup de museau et chouina d'un air triste. Comment ça ? Rien du tout ? Oh, mon pauvre Roméo, trop d'odeurs parasites, c'est ça ? Je le caressai doucement de la base du cou jusqu'au bas du dos pour le féliciter tout de même de s'être donné tant de mal. S'il avait cherché de tout son nez, il y avait des chances qu'il ait fichu son odorat en l'air rien que pour me trouver du thé. Comme pour me le confirmer, il éternua bruyamment.

-Je peux vous aider, peut-être. Thé noir ou vert ?

Je me retournai instinctivement vers mon collègue, qui avait cessé un instant de boire son café. Après m'avoir exposé la météo, très gentiment d'ailleurs, il me proposait son aide. En fait, à part le gardien à l'entrée... les gens étaient sympas... Ulrick m'avait conseillé de fuir cet endroit, et cet homme-là s'annonçait être du même genre. Je tentai de sourire, sachant toutefois que cela risquait d'être raté.

-Oui, volontiers. Plutôt noir.

A nouveau le silence. Je me rendais compte de plus en plus souvent que le silence était vraiment quelque chose de béni. Il parlait beaucoup plus facilement que le bruit, en règle générale. On pouvait savoir si son interlocuteur avait du mal à garder sa bouche fermée, s'il respirait vite, fort, s'il avait des tics nerveux comme tapoter un objet ou taper du pied. On pouvait savoir s'il reprenait rapidement la conversation, s'il réfléchissait longuement aux conséquences de ses réponses. On pouvait savoir s'il marchait pendant sa discussion, et le cas échéant, quelle était sa démarche, s'il bougeait beaucoup ou ne faisait que se décaler. En somme, le silence était le meilleur des professeurs.

Je voulus reprendre la parole, mais hésitai. Allez, quoi ! Bouge-toi Ellie, cet homme est plutôt sympathique, n'est-ce pas ? Oui, alors pourquoi est-ce que tu doutes ? Dis quelque chose !

-Je m'appelle Ellie, enchantée de vous rencontrer. Je suis arrivée hier.

Voilà ! Première pierre posée pour les bases d'une relation sociale avec quelqu'un. Bien. Je crois que tu peux te féliciter, ma grande, tu as réussi à parler à quelqu'un. Roméo remua la queue, qui battit ma jambe à quelques reprises avant de gémir un peu. Il voulait dire bonjour, comme d'habitude. Je soupirai, amusée par le comportement affectueux de mon chien.

-Je vous présente Roméo, aussi. Il est très câlin, et je crois qu'il veut vous le montrer, dis-je en modulant ma voix pour qu'elle suggère un mélange de rire et de demande presque anxieuse.

Par précaution, je retins Roméo par son collier pour m'assurer qu'il ne bondirait pas en avant trop vite. Vus sa taille et son poids, il aurait eu vite fait de renverser quelqu'un en se jetant sur lui avec la plus douce des intentions.

Le pauvre chien semble vraiment penaud. Une salle de détente de pénitencier n'est pas vraiment pas le meilleur endroit. Ici, ça sent la sueur, la peur et le café fort. Ah et je crois bien qu'il y a une flaque de vomi sous une table que personne n'a jamais nettoyé. Enfin, bon, quoiqu'il en soit, ce chien n'a rien à faire ici. Bien sur, elle est aveugle ou au moins mal voyante alors je me doute bien qu'elle ne peut pas s'en passer. Pauvre bête.
Elle fit une grimace mais accepta mon aide malgré tout. Prenant un sachet de thé noir tout bête, je déchire le papier autour de celui-ci et fait chauffer de l'eau dans la bouilloire qui sert habituellement au café des vrais hommes. Moi j'ai choisi un café à la machine mais je me souviens de mon premier jour. J'avais essayé le café en poudre de l'armoire en verre. Un véritable jus de chaussette. Déjà que celui de la machine est trop corsé pour moi …
Ainsi la jeune femme s'appelle Ellie et elle est arrivée hier. Elle est mignonne et elle n'a pas l'air si fragile … Je m'attends toujours au cliché de l'aveugle qui ne peut rien faire par elle même mais cette jeune femme a l'air tout à fait capable. Et puis elle est à DearDeath, c'est pas rien ça. Ça veut bien dire qu'elle a été jugée apte ou qu'elle même s'en sent capable. Je la respecte énormément, je ne sais pas si j'aurais eu rien que le courage de vivre sans voir.
Le chien aussi me dit bonjour et je me penche vers lui afin de lui caresser la tête et le poil du cou. Il est adorable ce petit bout. Le laissant me lécher la joue, je rit un peu et me relève, m'essuyant de ma manche. Vraiment, j'adore ce chien, déjà. L'eau bout et je retire le récipient en plastique blanc de son socle avant de verser l'eau dans la tasse que j'avais préparée plus tôt. Je la pousse vers elle, elle est sûrement habituée à être attentive aux bruits du quotidien.

« Et voilà, un thé noir pour mademoiselle Ellie ! »

Mademoiselle ? Mais je n'en sais rien au fait. J'ai du mal à imaginer que quelqu'un de marié puisse venir s'enterrer ici. Enfin à part Luckas. J'ai cru comprendre qu'il avait eu quelqu'un de longue durée dans sa vie. Mais Luckas est avec Ulrick, maintenant, non ? Quelqu'un avec un avenir ne viendrait pas ici. Je bois mon café en pensant à combien de temps je pourrais rester ici. Je ne m'inquiète pas plus que ça. Mais si je pars, ce sera avec Alice …

L'homme farfouilla un instant dans les tiroirs pour y dénicher l'objet de ma convoitise. Quand il l'eut trouvé, je l'entendis mettre de l'eau à bouillir et se saisir d'une tasse, qu'il posa quelque part sur le plan de travail, à moins d'un mètre de moi. A mes pieds, Roméo tire encore un peu sur son collier pour saluer. Je finis par le lâcher, estimant qu'il était trop prêt de sa cible pour avoir le temps de prendre l'élan nécessaire pour renverser mon collègue. Et en gentil pépère, il s'approcha doucement, sans toutefois trop s'éloigner de moi, pour ne pas me désorienter.

Quand il lécha mon interlocuteur, j'eus un instant de frayeur. Est-ce que ce serait bien interprété ? Est-ce que je n'allais pas me faire sermonner ? Eh bien non. Un éclat de rire frais et sincère fit fondre la glace qui avait pris mon cœur pendant un instant. Un frôlement de tissu m'indiqua qu'il s'était relevé tandis que son rire s'éteignait doucement, subsistant toutefois dans un recoin de ma tête. En effet, l'eau pour le thé bouillonnait, probablement dans une bouilloire. Un déclic, puis le son d'un liquide qu'on verse dans un récipient. Et enfin, un son particulier, celui que produit un objet que l'on pousse sur une surface plane et régulière.

J'estimai la distance me séparant de la tasse à environ une vingtaine de centimètres. Je tendis doucement le bras en avant, histoire d'éviter de renverser la moitié du précieux liquide. Le bout de mes doigts toucha presque un peu trop vite le bord de la tasse, sans que j'arrive pour autant à en mettre partout. Je tâtonnai rapidement à la recherche de la anse et finis par la trouver, plus aisément d'ailleurs. Je m'en emparai et bus du bout des lèvres une première gorgée, les deux mains tenant la tasse. D'une part pour les réchauffer, et d'autre part parce que c'était ainsi que me l'avait appris Wilhelm.

En repensant à lui pour la deuxième fois en deux jours, mon cœur se serra, sans que les larmes coulent, cette fois. Je fermai hermétiquement les paupières pour éviter qu'elles le fassent quand même, sans mon accord, et fus assaillie par un souvenir.

---------------------

-J'aime pas bien... Ca a un drôle de goût, papa.

-Tu vas t'y faire. Ne t'inquiète pas. Je t'ai pris du thé apaisant. Si tu as encore mal aux yeux, il faudra qu'on aille voir le médecin, mais en attendant, je vais te faire boire ce thé. Tu devrais au moins avoir un peu moins mal.

Mon père m'embrassa sur le front avant de me laisser et d'éteindre la lumière.

-Bonne nuit, mon petit ange.

-Bonne nuit, papa.

---------------------

Je rouvris les yeux et recommençai à respirer, péniblement, après que je me fus rendue compte que j'avais cessé de le faire. La tasse trembla un peu entre mes doigts et je bus une gorgée pour me donner une contenance, tout en espérant que mon collègue n'aurait rien remarqué d'anormal dans mon comportement.

Un livre en Braille ? Très intéressant ! C'était très gentil de sa part, d'autant plus que j'avais besoin de me changer les idées après mon entrevue avec Ulrick. Ce qu'il m'avait appris sur DearDeath m'avait quelque peu douchée... Surtout, au sujet de Roméo... Je déglutis et finis ma tasse de thé, qui avait sensiblement refroidi. Puis je cherchai à tâtons le plan de travail pour y déposer le récipient que j'avais dans les mains. Quand je sentis le contact raide et légèrement rugueux du comptoir, je fis descendre prudemment la tasse de ma main. Sous mes doigts, je sentais également le peu d'entretien dont bénéficiait ce plan de travail. Je me mis en tête de laver tout ça dès que j'aurai du temps. Rien qu'à l'idée de m'occuper, mes sombres pensées m'abandonnèrent et je retrouvai le sourire mental.

Comme j'étais heureuse maintenant, Roméo le sentit et se mit à battre de la queue avec plus d'entrain qu'avant. Je commençai alors à fredonner joyeusement une chanson joyeuse que m'avait apprise mon père quand j'étais petite. Une chanson de joie et de renouveau, qu'il chantait au retour de l'église. Le petit bâtiment était typique de la Norvège. Une église en bois sombre, et dont les piliers principaux n'étaient autres que de véritables troncs dressés et débarrassés de leurs branches. L'écorce y restait encore et avait été  recouverte d'une couche de verni. Je me plongeai avec délices dans le souvenir, pensant au parfum de la sève des arbres, figée à jamais dans les troncs.

Je poussai un long soupir apaisé et finis par me dire qu'il serait peut-être temps de répondre à mon interlocuteur.

-Je vous remercie. C'est très gentil à vous, seulement... Je crains de n'avoir aucune expérience de la cuisine, dis-je d'un ton amusé.

Je ris un peu, juste de quoi me détendre. Roméo jappa doucement et me donna un coup de museau. Je flattai son encolure avant de reprendre, toujours à l'attention de mon collègue.

-Bien sûr, je ne voudrais pas vous en priver. Si vous avez un tel ouvrage, c'est que quelqu'un de votre famille en a besoin. En plus, comme je vous l'ai dit, je ne sais vraiment pas cuisiner, et même si ce serait une bonne idée... Je crains d'avoir besoin de l'aide d'un tiers pour m'essayer à cette activité...